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Les micro-nouvelles de Hervé Beauno

Des histoires courtes pour découvrir mon univers

Le bus de 7h06

Hervé Beauno - Le bus de 7h06

Hervé Beauno - Le bus de 7h06

Publié le 19/04/18 - Hervé Beauno

Version Audio: https://www.youtube.com/watch?v=6pgq_PgDhlU&t=0s

6h59. La ville s’anime peu à peu alors que le soleil pointe difficilement ses premiers rayons. Le froid matinal est intense, si intense qu’il sèche la peau d’Hélène. Déjà ses joues et ses pommettes se craquèlent. Pour se protéger le visage, elle remonte son écharpe puis redresse son chapeau, plus en avant sur le front. Malgré des gants épais, ses doigts s’engourdissent. Hélène leur souffle dessus pour leur redonner un peu de vie.
7h02. Un premier bus passe. Celui qui mène au nord de la ville. Assise sur un banc, le même depuis vingt ans, Hélène attend celui de 7h06 qui la conduira en plein centre, dans les quartiers riches. Pendant que les patrons seront absents, durant des heures, elle rangera, nettoiera, organisera. Invisible, on en oubliera presque son passage.
Hélène ne travaille pas pour l’argent. Elle y a renoncé depuis bien longtemps. Ce qu’elle gagne lui suffit à subvenir aux besoins primaires de la survie mais rien ne comble le vide qui la submerge quand la porte se referme et qu’elle se retrouve seule chez elle. Pour oublier, elle organise sa vie autour de gestes simples et répétitifs. Une vie construite sur une routine inéluctable, constante. Une vie qui se répète inlassablement, jour après jour, semaine après semaine, année après année.
Désormais, une ombre plane sur son monde et l’effraie plus que la mort elle-même. Bientôt, la retraite lui ouvrira les bras pour la faire disparaître dans un anonymat encore plus total. Son insignifiante vie ne sera plus qu’un bref souvenir d’autrefois, une image si trouble qu’on en oubliera si elle avait vraiment existée.
Hélène n’a plus personne. Elle est seule. Sans famille ni amis, la solitude a pris place dans son intimité et ne l’a, depuis, plus jamais quittée. Pourtant, Hélène est une battante. Pas une seule fois elle n’a baissé les bras. Pas une seule fois, elle n’a abdiqué. Sans jamais relâcher ses efforts, elle continue de se battre et d’avancer sur le chemin de cette vie qu’elle n’a pas choisie.
7h17. Le bus de 7h06 arrive enfin, en retard évidemment. Hélène s’assoit à sa place, celle qu’elle s’octroie depuis vingt ans. Les mêmes visages quotidiens l’attendent, sources éphémères d’appartenance. Des hommes, des femmes, des vies qui la côtoient et dont elle ne sait rien. A partir de simples détails, elle en déduit une existence : un jeune homme aux lourds cernes qu’elle associe à une nuit agitée d’un enfant en bas âge, une femme au maquillage surchargé, en manque d’appréciation de soi et puis cet adolescent, toujours le même, au fond du bus, probablement en route pour le collège. Solitaire, il s’enferme dans sa musique, s’isole dans sa capuche. Tous ces visages, à la fois familiers et étrangers, font partie de sa vie, de ses habitudes.
Comme tous les jours dans le bus, Hélène prend ses aises sur son siège habituel. Elle retire son chapeau, desserre son écharpe. Encore une heure de calme avant que sa journée ne commence. Elle ferme les yeux et s’assoupit le temps du voyage.
Toutefois, aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres. Le bus s’éloigne, parcourt quelques kilomètres puis s’arrête à nouveau afin de récupérer d’autres passagers. Trois inconnus montent à bord. Personne ne les connaît. Inquiets, les visages se figent, troublés par cette soudaine intrusion. Hélène ouvre les yeux, son sommeil l’a quitté. Ici réside l’utilité des habitudes, des rituels. Ils rassurent, réconfortent. Ils protègent de l’imprévu, de ces agressions émotionnelles si difficiles à gérer.
Les trois inconnus remontent le couloir central et s’installent dans le fond, près de l’adolescent. La sérénité est brisée. Hilares, ils détruisent le silence. Tout en s’esclaffant, le plus grand des trois arrache le sac de l’adolescent à capuche qui tente de se défendre, malgré sa frêle corpulence. Un second le repousse sur son siège d’un épais coup de poing dans l’estomac. Le troisième, visiblement le chef de bande, s’empare du sac et le vide, sur le sol. Il secoue et secoue encore, agacé de n’y trouver rien d’intéressant. D’un bond, il se redresse et s’avance en direction de l’adolescent apeuré. Un instant, il l’observe en silence, souffle, transpire.
Le chef n’est pas satisfait, il en voulait plus. Cette image d’échec lui est inacceptable. Il ne peut tolérer le moindre instant de faiblesse. A défaut d’argent, la torture sera un bon défouloir. D’un geste brusque et soudain, il passe sa main entre la capuche et le crâne de l’adolescent puis s’empare d’une poignée de cheveux. En hurlant, il tire d’un coup sec et entraîne l’adolescent sur le sol. Le pauvre garçon se débat. Il tremble, il pleure, il implore.
L’agresseur se réjouit davantage. Il se sent déjà beaucoup mieux. Mais « mieux » n’est pas synonyme de « assez ». Il en veut plus. Beaucoup plus. Sa haine, il la transmet par de multiples coups sur chaque partie de son corps. L’adolescent se débat, transi de douleur, incapable de reprendre le dessus.
D’une oreille attentive, Hélène écoute mais n’ose bouger. La peur l’immobilise sur son siège à tel point qu’elle ne parvient même pas à tourner la tête pour voir ce qui se passe dans son dos. Pendant des années, elle avait contemplé son propre malheur sans jamais une seule fois imaginer qu’une telle horreur puisse se produire dans son bus.
Par-delà la terreur, un nouveau sentiment s’empare d’elle, mélange de frustration et de colère. Elle sent son corps qui se tortille, sa rage qui s’amplifie. De plus en plus, il lui devient difficile de rester immobile, de ne pas agir.
Hélène n’a rien à perdre. Hormis cette vie qu’elle s’est construite, elle n’a rien. Ce bus est son bus. Ces gens, ces étrangers, sont sa famille. Poussée par un sursaut de colère et d’adrénaline, elle se redresse et quitte son siège, hystérique. Une rage incontrôlable monte en elle. Elle qui ne sait ni se battre, ni se défendre, crispe ses babines puis fonce tête baissée, à la manière d’un taureau. Un acte irréfléchi, presque suicidaire, dans le seul but de protéger un des siens.
Après une course en furie sur l’allée centrale, sa tête impacte le derrière de l’agresseur. Un choc terrible, bien plus virulent qu’elle ne l’aurait cru. Emporté par la surprise, le chef s’effondre sur l’adolescent, Hélène s’écroule sur le chef. En dépit du poids des années, elle se redresse aussitôt et prend position face à ces agresseurs.
Le chef se relève pour lui faire face, très rapidement rejoint par ses deux acolytes. Ce n’est pas une vielle qui va les arrêter. Ils avancent, elle recule. Ils avancent encore, la défie du regard, elle retourne s’assoir. Le chef se penche sur elle tout en levant la main pour mieux la gifler. C’est alors qu’un roulement de pas se fait entendre. Un autre passager, provenant de l’arrière du bus, les attaque à son tour. Selon la même technique qu’Hélène, à la manière d’une boule de bowling, il les percute et les renverse.
Les trois hommes sont à terre. Un premier se relève et se fait immédiatement alpaguer par un autre passager. Les deux complices sont soumis au même sort. Tous les passagers du bus se soulèvent contre leurs agresseurs en les poussant, les renversant, les immobilisant. Tout le monde vient à la rescousse du garçon. Même le chauffeur arrête le véhicule et se jette dans la bataille. La révolution est générale.
Effrayés comme des enfants, les trois agresseurs fuient aussi loin que possible devant cette folie devenue plus forte qu’eux. Victoire ! Un bref instant, le bus est en liesse quand la réalité les extirpe de cette joie déplacée. Le temps n’est pas à la célébration. Le jeune adolescent agonise encore. Il saigne, il tremble. Quand un se charge d’appeler les secours, d’autres lui apportent le réconfort nécessaire pour patienter pendant ces interminables minutes avant la délivrance, quand il sera conduit à l’hôpital.
- Il faut appeler ses parents, suggère Hélène.
- Je n’ai pas de parents, coupe le garçon à mi-voix.
Lui non plus n’a personne dans sa vie. Orphelin, il habite un foyer pour jeunes. Un endroit où on lui apprend qu’il ne pourra compter que sur lui-même pour s’en sortir.
Hélène n’ira pas travailler aujourd’hui. Comme tous les autres passagers, elle restera auprès d’Olivier, pour se relayer à son chevet. Son état n’est pas grave, il est simplement douloureux. Il se remettra vite.
 
Trois jours se sont écoulés. Olivier est sorti de l’hôpital. La vie reprend son cours.
Il est déjà 6h45, elle est en retard. Le bus va arriver et elle n’est pas encore prête à sortir de chez elle. Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres, elle va enfin revoir Olivier, Marc, Françoise et tous les autres. En vingt ans, jamais elle n’avait été aussi heureuse de partir travailler. Cette journée, terrible et magnifique, a changé sa vie. Elle ne sera plus jamais la même. Elle ne sera plus jamais seule. Hélène se sent forte, à nouveau elle a appris à croire en elle et à s’aimer telle qu’elle est.
Elle accélère le pas. Elle ne veut surtout pas arriver en retard, sa famille l’attend. 

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Merci de m'avoir lu! Et si vous découvriez mes romans (disponibles partout!)

http://hervebeauno.wifeo.com/parutions.php

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